La serbe
Une nouvelle de Michel Porte
Encore une histoire, qui j’espère vous distraira. (…)
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On fera la connaissance d’Emilien dont le duvet de sa moustache tarde à devenir barbe. L’introduction est un peu longue, mais elle sert à planter le décor dont les images sont restées intactes dans mes souvenirs. (…)
Se rendre sur le site même de mon histoire aurait trop allongé la promenade. Dommage ! Je vais être obligé non seulement de vous situer cet endroit mais aussi de vous le décrire, tel qu’il est aujourd’hui et bien sûr, par le biais de mon histoire, tel qu’il était dans les années 50-60.
Dommage ! Vous auriez pu voir, sentir, ressentir, tendre l’oreille et peut-être même entendre, venues du passé, mêlées aux bruits d’éclaboussures, de frottements de brosses et de coups de battoirs, les voix des générations de Feugeacoises venues laver leur linge, voix tantôt rapporteuses de potins, tantôt rigolardes, tantôt conspiratrices, parfois médisantes, le plus souvent banales.
Allez ! Venez avec moi à la serbe !
Chez nous, à Feugeas, on ne disait pas pêcherie, on ne parlait pas de mare. On disait : « aller à la serbe ».*(1)
Cette serbe est située au beau milieu d’un pré qu’on appelle « le Grand Pré ». Pour y accéder, les Feugeacois ont bien entre 150 et 250 mètres à faire, selon l’emplacement de leur maison. Pour faciliter la traversée du pré, surtout par temps humide et surtout quand le transport des grandes bugeades*(2) nécessite l’usage de la brouette, des pierres plates jalonnent le parcours.
Juste avant d’arriver, il fait passer sur une grande dalle qui sert de pont au dessus d’une grosse rigole. Sur la gauche, un énorme chêne, au houppier impressionnant.
Quelques mots sur le site tel qu’il est aujourd’hui : envahi par une végétation pagaille, un enchevêtrement de ronces, de lianes, de lierres, de saules, de chênes, de bouleaux. Sombre ! Triste! Sans âme ! Une petite note de gaîté cependant, si vous vous y rendez au mois de mai : les tâches jaunes des fleurs des iris flambes d’eau qui tapissent l’endroit. Personnellement, une fois par an, au moment de la fête des mères, je vais ramasser une brassée de ces iris pour les offrir à mes mamans. C’est devenu rituel.
Approchons-nous et essayons de pénétrer dans cet imbroglio végétal. Ah si ! Elle est bien là, notre serbe, mais dans quel état ! Parmi les nombreux projets que me tiennent à coeur, il en est un que j’aimerai voir se réaliser, c’est la réhabilitation de notre serbe, pour un faire une curiosité pour les promeneurs. C’est faisable. Cela ne tient qu’à nous. Mais en ce moment, à Feugeas, les projets sont muselés*(3)
Revenons dans les années 50-60. Alors là, tout est différent : l’endroit est nickel, les abords sont fauchés, les rigoles bien tracées. Pas d’arbres, le gros chêne mis à part ainsi qu’un frêne rabougri aux branches basses à l’arrière des pierres-lavoirs, branches sur lesquelles on pouvait faire s’égoutter le linge.
La serbe elles-même : plein sud, un ensoleillement magnifique. Rectangulaire, une quinzaine de mètres de long, quatre mètres de large, 1,20 mètre d’épaisseur d’eau en moyenne. Cette eau arrive à l’extrémité par l’intermédiaire d’une rigole d’une vingtaine de mètres de long. Elle provient d’une source, « la fontaine du Grand Pré » l’appelle-on, car elle est potable, cette eau. Elle ne tarit jamais. Hiver comme été, elle coule gros comme le bras.
La rigole de trop-plein est à l’autre extrémité, sur le coin droit, juste à côté des pierres-lavoirs, ce qui fait que l’eau on va dire salie est aussitôt emportée par le courant.
Notre serbe ne sert pas seulement de lavoir. Souvent, au printemps surtout, pour faire pousser l’herbe du pré, la serbe est débondée. Cela permet aussi d’évacuer les vases qui se forment au fond. Cette vidange se pratique le soir et, la serbe aussitôt vidée, la bonde est remise en place pour que le remplissage puisse se faire pendant la nuit.
La bonde est une sort de gros bouchon carré en bois surmonté d’une anse en fil de fer. Pour débonder, il suffit d’accrocher le fil de fer avec un bigot et de tirer. Un plaisir pour les enfants que de voir jaillir l’eau à l’extrémité d’un petit canal bâti sous la digue et de suivre le flot jusqu’au bout du pré. Le levadio*(4) ainsi arrosé produisait une herbe précoce, très abondante et de grande qualité.
Vous allez me dire, où veux-tu en venir ? Et le canilloux là-dedans ? J’y arrive. Mais à ce stade de mon histoire, permettez-moi d’avertir les gens qui ont connu la serbe aussi bien que moi dans les années 50-60 que les personnages que je vais faire intervenir sont de mon imagination.
Les canilloux !
C’est ainsi qu’on appelle les topinambours. On disait aussi « lous toupis ». Une plante magnifique. Au printemps, on plante les tubercules comme les pommes de terre, espacés de 30 centimètres. La partie aérienne peut atteindre jusqu’à 3 mètres de hauteur. Ça fait comme des cannes avec une grosse moelle à l’intérieur, d’où sans doute l’appellation « canilloux ». Les feuilles sont d’un contact assez désagréables, très rugueux. Par contre, les fleurs jaunes sont magnifiques. Un champ de canilloux en fleurs, c’est magnifique. À maturité, cette partie aérienne se déssèche, devient noirâtre mais reste debout. Elle sera ramassée bien sèche pour faire litière et surtout pour allumer le feu : c’est aussi bien que des genêts, mieux que du papier.
Les tubercules sous terre seront ramassés au fur et à mesure du besoin pendant tout l’hiver. Il ne faut pas les récolter à l’avance comme les pommes de terre pour les stocker, car ils ramolissent très vite.
Deux variétés sont cultivées, les blancs et les rouges, les rouges surtout. De nos jours, les topinambours reviennent à la mode, consommés par le humains. Dans le passé, ils étaient destinés à l’alimentation du bétail, vaches et moutons. Les tubercules rouge ne sont pas de forme régulière. Ils sont fait de creux et de bosses, comme des petites boules juxtaposées, ce qui fait que le terre reste incrustée. C’est pourquoi il va falloir les laver à grande eau…
Enfin ! Voilà ! Le décor est en place. Faisons entrer les acteurs !
L’Emilien est en train de pecher*(5) du bois dans le brancher*(6), du bois pour faire cuire la chaudière de pommes de terre des cochons. On est en début d’après-midi. Âgé de 16-17 ans, ça fait déjà quelques années qu’il a quitté l’école. Que fera-t-il plus plus tard ? Rester à Feugeas pour faire le paysan ? Monter à Paris comme tant d’autres ? Pour l’instant, en attendant le service militaire, il participe aux travaux de la ferme familiale. C’est un garçon robuste, courageux, habitué depuis l’enfance aux travaux pénibles. Depuis quelques temps, il se soucie de sa personne, se coiffe, fait attention à ses habits quand il sort. Il a emprunté plusieurs fois le rasoir de son père pour couper ce duvet qui tarde à se faire barbe. Quand il va à la foire au Lonzac, ses regards s’attardent sur les filles. Hé oui ! Il se fait homme !
Là, tout de suite, il rêve, appuyé sur son cougnachou*(7)… Soudain, au passage du pignon de la grange, qui aperçoit-il sur la route, se dirigeant vers la serbe ? La Julienne, sa voisine du haut du village !
Ah ! la Julienne ! C’est une belle jeune femme, une très belle jeune femme. Emilien la suit du regard : Quelle allure ! Quelle démarche ! La bassine de linge calée sous le bras, vive, sûre d’elle, d’où lui vient cette assurance ? Sans doute du fait qu’elle est belle, et elle le sait qu’elle est belle.
(…) Et puis cette assurance lui vient aussi du fait qu’elle n’est pas arrivée bru dans le village, c’est son mari qui lui est venu gendre chez elle, et ça change tout !
Mais que fait notre Emilien ? Il plante son cougnachou dans le souchou*(8) et, pressé, il va dans le hangar. Il en ressort en poussant devant lui sa brouette chargée de deux sacs de canilloux qu’il a arrachés le matin. D’un pas vif, à son tour, il prend le chemin de la serbe. Là-bas, au fond, la Julienne est déjà à l’ouvrage.
Arrivé au gros chêne, Emilien ralentit, un peu gêné. Les grincements de la roue de la brouette ont alerté la belle. Elle se redresse pour voir qui arrive, reconnaît son jeune voisin.
-Bonjour Julienne ! Tu es venue laver le linge ? (pas très original comme conversation)
-Bonjour ! J’espère que tu ne vas pas salir mon eau avec tes canilloux !
-Non ! Non ! Je vais juste les mettre à tremper ! Je les laverai ce soir !
Il s’est arrêté à côté de la lavandière qui a repris son travail. Elle est en train de rincer un grand drap et pour ce faire, elle le jette bien loin devant elle pour l’étaler sur l’eau. Après, elle le ramène à elle en le secouant de gauche à droite. Les gestes sont amples, les rondeurs de la belle accompagnent le mouvement. Notre Emilien, comme on dit aujourd’hui, « en prend plein les mirettes » !
Julienne a remarqué le regard du jeune homme. Depuis quelques temps déjà, elle s’est rendue compte que c’est devenu un regard d’homme. Elle a l’habitude. (…) Elle se retourne vers Emilien qui, surpris, pique un fard, reprend sa brouette et la roule à l’autre extrémité de la serbe. Il décharge ses deux sacs et les mets à tremper, les retenant en surface par une grosse pierre sur le bord.
Julienne a maintenant terminé son ouvrage. Elle tord son drap pour l’égoutter, le range sur l’autre linge dans sa bassine, se redresse, remet un peu d’ordre dans sa tenue et reprend le chemin du village.
-À bientôt, Emilien ! , lance-t-elle.
-À bientôt !
Ce dernier, maintenant , qui ne craint plus d’être surpris, regarde la jeune femme remonter la pente. Et ne voilà-t-il pas qu’elle a mis sa cuvette sur sa tête, la maintenant d’une main, l’autre main négligemment posée sur sa taille.
Dieu, qu’elle est belle ! Une Reine !
Mais ne dirait-on pas qu’elle accentue un peu le balancement naturel des hanches ? (…)
Ce soir, Emilien redescendra pour rincer ses canilloux. Mais il se pourrait bien que les agneaux trouvent quelque peu de terre dans leur pâture !
*(1)Le mot serbe viendrait du latin servare (conserver), conserver quoi ? Peut-être du poisson ?
*(2)bugeade : lessive
*(3)Avant la loi de 2013 sur la modernisation des Sections de commune, les habitants du village décidaient eux-mêmes de l’utilisation des revenus de leur Section. Maintenant, c’est le Conseil Municipal qui décide.
*(4) levadio : partie du pré comprise entre deux rigoles
*(5) pecher : couper et fendre
*(6) brancher : réserve de bois de toutes sortes, dehors
*(7) cougnachou : petite hache
*(8) souchou : souche servant de billot